vendredi 2 décembre 2011

Matricia, la bande-annonce

Depuis aujourd'hui, la bande-annonce de Matricia ouvre mon site.
To frime or not top frime... c'est par !

samedi 5 novembre 2011

Une interview...

dans "Quoi de neuf sur ma pile", dont Gromovar a déjà chroniqué Arachnae et Cytheriae...
Suivez ce lien.

mercredi 26 octobre 2011

Matricia : la B.O

1 - Cœur de Lune, acte I (p47)
2 - Je m'en suis venue (p48)
3- L'orpheline (p88)
4 - Lune de feu (p88)
5 - Le piège (p103)
6 - Vient la nuit (p 114)
7 - Pavane (p 146)
8 - Melancholia (p147)
9 - Coeur de lune, acte III (p 172)
10 - Cœur de Lune, acte III (p 173)
11 - Une variation (p180)
12 - Danse (p181)
13 - Un défi (p181)
14 - Pavane (p 181)
15 - Coeur de lune, acte III (p249)

Bonne écoute!

lundi 17 octobre 2011

Matricia - sortie le 17 novembre prochain

La carte de Cribella existe, je vous le jure. Elle n'est juste pas scannée. En attendant d'avoir - bientôt - un extrait de Matricia. Une B.O. Et peut-être si vous êtes sages et que ma tendre moitié trouve le temps de s'y coller, un trailer, voici la couverture (signé Elvire) et le résumé de ce troisième opus de l'Archipel des Numinées. Un opus qui marque la fin d'une époque - et une pause pour Charlotte V., Elvire et moi.





La plus brillante des étoiles
Scintillant dans le soir,
Des Tengelli je suis le fléau et l'espoir.


Dans les ruines de Lysania, capitale de Matricia dévastée par la peste cendreuse, une magicienne et un sorcier, derniers rejetons d'une lignée maudite s'affrontent au Jeu du Destin. Pour chaque lame de tarot tirée, un souvenir ressurgit du passé, composant carte après carte la tragique histoire d'une vengeance familiale. Au fil des arcanes, Dionisia, bâtarde métisse des Tengelli, et Alino, son oncle, dressent le tableau effroyable d'un clan d'assassins et de manipulateurs.
Pendant ce temps, le nécromancien Angelo di Larini cherche sur les terres ravagées de Matricia le moyen de contrer le mal qui ronge L’Archipel des Numinées.

Un combat, trois destins – et le monde comme enjeu.

mercredi 7 septembre 2011

INVISIBLE

En attendant la carte de Cribella, capitale de Cytheriae... Voici "Invisible", version plus light de "Chair et âme" que vous avez pu parcourir sur ce blog("Chair et âme" sortira bientôt, en format papier, dans le magazine Horizons fantastiques) est parue en mai dernier dans le supplément des Imaginales d'Epinal  (partenariat Vosges matin et L'Est républicain). 
Bonne lecture!


Je me suis mirée dans tes yeux
Mais n’ai y vu que deux orbites
D’ombres et le rictus affreux
Des nos mensonges, de nos fuites.
Luchina Labia – Quatrains en rouge

La bruine trouble de son rideau gris, uniforme, les joncs dépouillés. Des silhouettes, à peine humaines, se laissent parfois deviner derrière les roseaux, au pied d’un talus boueux ou dans l’ombre des barricades érigées à la hâte par les gardes au début de l’hiver. Des relents de misère et de mort flottent au-dessus de l’eau, imprégnant les narines d’une douceur écœurante, impossible à ignorer.
 Pamina resserre la mante de laine grise autour de ses épaules, cale de sa main tremblante une boucle humide derrière son oreille et risque un coup d’œil en direction du passeur. Trente ans, quarante peut-être. Une chair bistre et grenée, des poches sous les yeux, les cheveux pendant en mèches ternes et grasses sous sa capuche de peau raidie par la crasse. Un corps aussi long que la perche de bois noueux qu’il tient de ses mains tavelées et enfonce régulièrement dans l’onde.
Il paraît fragile, ainsi. Prêt à casser.
Pourtant, il la terrifie.
La jeune femme l’a vu briser à mains nues le cou d’un ragondin. La dernière fois, elle l’a surpris ­– sans pouvoir jurer que ses sens ne la trompaient pas – une grenouille encore vivante dans la gueule.
Il la terrifie, oui. Comme les vieilles catins ravinées, les pêcheurs d’écrevisses au teint blafard, les voleurs, les assassins et les bêtes humaines qui hantent les marais d’Hypotie. Comme Novella, la sorcière aux yeux de rat qu’elle va consulter pour la troisième fois.
C’est ridicule. Pourquoi revenir ? Et pour m’entendre dire quoi ? Que je dois être patiente, qu’il finira par me remarquer, et sinon qu’il faudrait peut-être songer qu’il ne m’aime pas… 
À cette pensée, Pamina sent les larmes monter. Tente de chasser ces mots douloureux de son esprit. De se concentrer sur les prunelles chaudes d’Orseo, sur la fossette creusant sa joue gauche chaque fois qu’il sourit, sur son rire et sur les compliments qu’il lui lance parfois, sur leurs échanges quand elle vient le trouver à sa table habituelle.
La barge heurte la rive. Le choc, soudain, la fait sursauter. Elle regarde alentour, peinant un instant à reconnaître les roches noires et, au bout de l’anse de sable terne, des cahutes brimbalantes.
La hutte de Novella se trouve plus loin, dans les hauteurs de l’îlot. On y accède par un sentier bordé de roseaux, semé de silex couleur d’ossements. Elle se rappelle un jeu stupide, qu’elle pratiquait enfant. Sauter de pavé en pavé, à cloche-pied, du seuil de la maison au pont de bois au-dessus du canal, répéter comme une prière : « si je ne tombe pas, je réussirai, je pourrai enfin, il me regardera. » Réprime l’envie de compter les pierres blanches – « Une, il m’aime ; deux, un peu… » –, croise les bras sur sa poitrine, et accélère le pas.
Devant elle, son guide avance à longues enjambées, balançant ses bras noueux au rythme de sa marche, indifférent à la glaise spongieuse et glissante. Quand ils atteignent, enfin, le cabanon de bauge, les fines gouttelettes de pluie se sont taries, ne laissant de leur présence qu’un écho d’hiver, rapidement étouffé par le parfum lourd de la tourbe et des herbes mortes.
— Viens, fillette ! J’t’attendais, croasse Novella, sans quitter l’abri de sa masure.
Obéissante, Pamina écarte la peau qui obstrue l’entrée, se faufile dans une pièce vaguement éclairée par une flambée. La sorcière, hideuse vieillarde aux cheveux laineux et rares, à la peau rongée de croûtes, aux yeux de rat, l’accueille d’un sourire édenté.
— Je vous ai apporté ce que vous m’avez demandé, murmure la jeune femme, lui tendant un écrin de bois noir, incrusté de nacre.
Novella s’en saisit, l’ouvre, le referme avec un gloussement satisfait. Tire immédiatement de ses hardes crasseuses un jeu de Tarots de la Lune, gondolé et poisseux d’humidité.
— Assied-toi, fillette. Près d’moi. Sinon, j’risque de m’casser le dos en t’regardant. Là. Comme ça, c’est mieux.
— Je voudrai…
— La même chose qu’la dernière fois, hein ? Alors concentre-toi. Et maint’nant, d’la main gauche, choisis-en une… Retourne-la.
Maugréant dans sa barbe, paupières plissées, l’aïeule examine la carte posée devant elle. Pamina, les mains jointes, la regarde, tremblante de peur et d’espoir.
L’Amoureux, c’est jamais très bon, grommelle Novella, tapotant du bout du doigt la blonde et la brune enlaçant toutes deux un jeune homme. T’as une rivale, fillette. Pis t’es trop effacée, un peu comme si t’étais...
— Invisible ? 
—Tu sais, y a peu d’chances pour qu’il te r’marque si tu prends pas les choses en main, fillette. J’t’ai proposé quèque chose. Avec c’que tu m’as apporté aujourd’hui, ça t’coûtera rien d’plus.
Pamina réfléchit. Un philtre d’amour. Orseo avalerait le breuvage distraitement, comme à l’accoutumée. Elle, non loin, attendrait qu’il ait terminé pour s’approcher de la table. Il lèverait les yeux et…
« S’il me voit enfin, ce sera grâce à la magie. Je saurai, moi, qu’il ne m’aime pas vraiment. Mais elle… »
Pamina  lance un regard mauvais à la blonde au sourire figé, sur l’arcane.
Nola. La source de ses problèmes. Si elle disparaît…
— J’ai quelque chose à vous demander. Mais d’abord, promettez que vous ne parlerez jamais de moi.  À personne.
— Juré, craché, grogne la sorcière, joignant le geste à la parole. En v’nant ici, fillette, c’est comme si t’entrais dans une tombe. Alors ?
Pamina hésite un instant, puis lève fièrement la tête, plonge les yeux dans ceux de la sorcière, noirs et ronds comme des billes.
— Vous vous y connaissez, en malédictions ? 











lundi 29 août 2011

LUTZI Partie II/II


 La psyché de la danseuse : vibrantes nuées d’or et de cuivre… Partant de son propre corps spirituel, un fil sélénite strié de rouge s’élance, tente de toucher le cœur de ce brillant maelström… Issus de la nasse compacte des spectateurs, des filaments écarlates essaient eux aussi, pareils à de minces serpents, de l’atteindre…  Soudain, l’un d’eux s’épaissit, tourbillonne, noircit, fond, à toute allure, sur elle…

 La jeune femme retint à grand-peine une nausée. Ce don de prescience… Elle n’en voulait pas. N’en avait jamais voulu. Pourtant, il l’accablait, la tourmentait de plus en plus fréquemment.
« Mais ce soir, c’est peut-être une chance. »
Elle inspira profondément afin de recouvrer son calme et mieux se concentrer.
Sure la scène improvisée Lutzi était en transe. Elle tournoyait sur elle-même ; les grelots attachés à ses poignets et ses chevilles bruissaient, voilant ses déhanchements sensuels d’un halo de mystère. Les spectateurs, hypnotisés, extatiques, frappaient dans leurs mains, de plus en plus vite. Une joie sauvage se lisait sur les visages ; certains roulaient des yeux, d’autres donnaient de la voix, comme les chiens d’une meute. Souvent, elle voyait en eux le désir. Parfois, la tristesse, teintée de regrets et de désespoir, d’un amour impossible. Mais nulle part elle ne percevait les âpres stigmates de la haine, de l’envie de tuer.    
« Où te caches-tu ? »
Elle termina d’un trait son venin, et scruta les ombres : les trois venelles naissant de ce carrefour ; les ombres inquiétantes du portique de l’ancien temple ; les fenêtres étroites, rarement éclairées sur les façades des immeubles bas et resserrés.  Levant la tête, elle chercha sur les toits une silhouette embusquée.
Rien, en dehors de l’ombre des gargouilles se découpant dans le clair de lune.
De nouveau, elle scruta l’assemblée. Cette fois, le repéra – et plissa les yeux, perplexe. Elle le connaissait : ancien élève de l’Académie, il se nommait Flavio, était réputé pour ses talents de courtisan – certainement pas d’assassin. Ses traits ne manifestaient aucune émotion : nulle joie, nulle colère ne troublait ce faciès, banal à l’exception de ses yeux légèrement globuleux. Sa neutralité, trop lisse pour un esprit exercé, le désignait comme suspect.  Pourtant, Théodora ne pouvait s’empêcher de douter.
« Pourquoi Flavio voudrait-il la mort de cette femme ? Des amours malheureuses ? Peu probable. Lutzi l’aurait remarqué, lui aurait fait un signe. Et lui, ne m’a pas l’air d’être du genre à se laisser emporter. Ce n’est pas de la haine que j’ai vue tout-à-l’heure mais la simple volonté de tuer. Quant à l’écarlate de son désir naissant, il a vite été recouvert par le noir d’une mort prochaine. S’il n’agit pas par passion… est-ce par politique ?  Lutzi serait-elle à ce point dangereuse qu’il faille l’éliminer ? Possible…  Mais comment s’y prendra-t-il ? Ce n’est pas un bretteur : nos magisters vantent ses qualités de diplomate et son sang-froid, non ses passes d’armes ! »
Tout en réfléchissant, la jeune femme se rapprocha discrètement de Flavio. Celui-ci, concentré sur la saltimbanque, ne la vit pas arriver. Elle se posta tout à côté de lui, bras croisés sur sa poitrine, prête à intervenir.
Le tempo ralentit peu à peu ; les tintinnabulements des clochettes et du tambourin s’espacèrent ; Lutzi écarta largement les bras, sourit, esquissant une révérence… Et repartit de plus belle, prenant ses admirateurs par surprise.
Elle virevoltait, ses bras levés dessinant au-dessus d’elle des arabesques gracieuses. Puis le tempo changea. D’abord aérienne, sa danse se fit plus fluide, plus sinueuse. Sirène, elle fit rouler son corps, jouant avec une écume invisible, dévoilant ses courbes pour mieux les dissimuler dans les flots. Puis la cadence s’accéléra. Les tintements des instruments se métamorphosèrent en sifflements hargneux. Son corps commença à se tordre, passant au ras du sol en mouvements de plus en plus saccadés. Flavio, demeurait immobile, tout entier concentré sur elle. Et Théo comprit.
« Il va la forcer à danser jusqu’à ce qu’elle meure d’épuisement. Pas étonnant qu’il soit considéré comme un politicien d’exception, s’il peut contrôler les corps et les esprits. »
La foule tentait de suivre le rythme – mais la bacchanale, à présent frénétique, n’avait plus rien de sensuel. Les applaudissements s’éteignirent ; peur et perplexité se lisaient sur les visages : on commença à murmurer.
Les vibrations de ses pas sur le sol étaient ceux de son cœur emballé. Des sons inarticulés passaient les lèvres de la saltimbanque ; ils ressemblaient aux râles d’un  mourant.

« Je ne devrais pas intervenir. Il obéit certainement à des ordres. Peut-être est-ce la seule solution pour protéger… Quoi ? Un secret princier ? Des nobles qu’elle fait chanter ? Après tout, je m’en fiche. Je ne la connais même pas…    »
À cet instant, Lutzi se figea, luttant contre une force invisible, une expression de pure terreur  déformant ses traits.
Cela suffit à la décider. Incapable de demeurer sans rien faire, la bretteuse tira un poignard de sa ceinture. Frappa, du pommeau, la tempe du marionnettiste. Sonné, il  s’affaissa dans ses bras : elle le tira aussitôt dans les ombres. Libérée de l’emprise du mage, Lutzi, épuisée, en larmes, se laissa tomber, à genoux, sur le sol.
Flavio gémit, réussit à tourner la tête.
— Vous ? s’étrangla-t-il. Mais pourquoi…
Théo plaqua la lame sur sa gorge.
— Si vous tentez quoi que ce soit avec vos pouvoirs tordus, je vous égorge.
— Elle doit mourir.
Les murmures enflèrent ; les insultes se mirent à fuser. « Sorcière ! » « Démone ! » « Il faut s’en débarrasser ! » Mus par une haine, une fureur incontrôlée, les spectateurs se ruèrent sur elle. 
Salaud!
— Mes ordres viennent d’en haut.
— Pourquoi la faire souffrir ainsi ? Je doute que ce soit ce qu’on vous a ordonné.
— Vous ne pouvez pas com…
Théo ne le laissa pas terminer et, d’un second coup, l’assomma. Sans plus se préoccuper de lui, elle se précipita au secours de Lutzi. Jouant des coudes et des poings, n’hésitant pas à piquer les chairs de la pointe de sa dague, elle se fraya en hurlant un chemin jusqu’à la malheureuse. Les vêtements déchiquetés, sa longue chevelure emmêlée, poissée de rouge, la danseuse gisait, recroquevillée sur elle-même. On l’avait griffée ; on l’avait frappée, à coups de poings, à coups de couteau. Son beau visage, qu’elle avait jusqu’au bout tenté de protéger, était maculé de sang. Brutalement arrachée à l’ivresse du massacre, la foule contemplait, hébétée, leur victime et la jeune femme qui la protégeait.
Un homme secoua la tête, horrifié.
— Que… que s’est-il passé ?
Un autre, pris de sanglots, s’effondra sur le sol.   
— Cette rage… Cette folie…, bredouilla un troisième, tremblant de honte et d’effroi.
— Il y avait une voix, dans ma tête, murmura une serveuse, blême comme un linceul. Une voix qui m’ordonnait de hurler. Une voix qui m’ordonnait de tuer.
La jeune femme se pencha sur le corps de la saltimbanque. Mit la main sur son cœur. Palpa sa gorge, chercha un souffle, en vain.
Lutzi était morte. Flavio avait gagné.
Elle écarta doucement quelques mèches du visage de la défunte, puis se releva. La colère et le dégoût avaient laissé place à la lassitude. Elle aurait pu venger sa mort, désigner le courtisan et le livrer en pâture à l’assemblée. Mais à quoi bon ?  Le maître-espion du prince, la destinée peut-être, en avaient décidé ainsi.
« Et puis, si j’agissais ainsi, je ne vaudrais pas mieux que lui. »
— Vous devriez aller chercher une prêtresse de la Triple Déesse, dit-elle doucement. Elle mérite des funérailles décentes. Et vous, vous avez été manipulés par un démon.
Alors, après un dernier regard au marionnettiste inconscient, Théodora quitta la scène. Elle n’avait plus rien à faire en ces lieux. 

Texte : Charlotte Bousquet
Illustration : Elvire de Cock.
Première publication : Revue SITES n°15, spécial fantasy.

mardi 23 août 2011

LUTZI - PARTIEI/II


Parue au printemps dernier dans la revue SITES, "Lutzi", dont voici en ligne la première partie. La suite, la semaine prochaine.


Lutzi
De la mort le temps ne sait rien
les mots ne se comptent pas
Rajko Djurić


Pour Alban

Venu du sud de l’Archipel, à peine adouci par les embruns, un vent sec et brûlant soufflait sur la principauté. Les esprits s’alanguissaient, une sueur épaisse recouvrait les corps alourdis par la chaleur et, dans le Labyrinthe où vivaient les plus pauvres, où se terraient criminels et assassins, la maladie gagnait lentement du terrain. Durant le jour, on rampait, on se recroquevillait à l’abri des murs et des passages couverts dans l’espoir de trouver un peu de fraîcheur ; le soir venu on s’extirpait des recoins et des ombres et on s’ébrouait, profitant d’une tiédeur bienvenue pour fêter, avec un peu d’avance, le début des moissons.
Théodora appréciait ce rythme estival. Il lui évitait de justifier ses échappées nocturnes, excusait ses cernes et lui permettait, enfin, de manquer sans aucun scrupule à ses devoirs. Il faisait bien trop chaud pour enseigner. Même les fleurets semblaient aussi lourds que des marteaux de guerre. Depuis quatre ans, elle assistait l’un des meilleurs maîtres d’armes et entraînait les recrues à ses côtés. Elle appréciait à sa juste valeur l’honneur qui lui avait été fait et d’habitude, prenait plaisir à cela. Mais en ce moment, la jeune bretteuse ne désirait qu’une chose : boire suffisamment pour s’abrutir, si possible en mauvaise compagnie – et peu importe où elle finissait, fut-ce à la morgue.
« Tout, pourvu que j’échappe à ça. » 
Ça : les cauchemars qui la tourmentaient ; les attentes de ses magisters ; ce maudit don de prescience : il se manifestait n’importe où, n’importe quand,  l’aspirait de l’autre côté du miroir dans un univers trouble, qui la laissait toujours nauséeuse.
Lorsque Théo quitta l’Académie la lune, face laiteuse auréolée d’argent de la Triple Déesse, brillait dans la nuit étoilée. Dans les jardins, les feuilles des arbres bruissaient. Une chouette, silhouette fantomatique, la frôla lorsqu’elle abandonna les hauteurs rassurantes du quartier de Palatine pour les rues poussiéreuses du Labyrinthe. Dédaignant les tavernes saturées de rires et de musique, des principales artères, elle préféra se laisser porter par l’instant et s’enfonça rapidement dans un entrelacs tortueux de ruelles et d’escaliers abrupts. Malgré les rondes de la garde et les lanternes placées aux carrefours, phares dans cette mer citadine et fatale, les bagarres, toujours mortelles, étaient légion ; on se faisait égorger pour une fille ou une dette ; on s’entretuait pour un oui pour un non.
Et le Cloaque, ventre putrescent de ces faubourgs misérables et mal famés, vomissait ses déchets – trop souvent humains – avec la régularité d’un battement de cœur.
Théodora prit cette direction, esquivant avec virtuosité couloirs souterrains et coupe-gorge, sourde au crissement des lames dans les recoins obscurs, aux gémissements de douleur comme aux râles d’agonie. La mort des autres ne la regardait pas. Pas ce soir. Ce soir, elle désirait jouer et se saouler, rien de plus. Elle marcha une heure peut-être avant de trouver ce qu’elle cherchait : une gargote sans nom, ouverte sur une place ronde dont les rares pavés, noirs et blancs, ainsi que le vestige d’une arche, laissaient deviner l’ancienne présence d’un temple. Des tables de fortune et des sièges faits de caisses de bois y avaient été installées ; un lumignon baignait les lieux d’une lueur jaune et douce.
« D’abord, l’alcool. Les dés, on verra plus tard. »
Elle entra dans la taverne bondée, puant la crasse et la piquette, commanda un pichet de venin. Cette eau-de-vie locale, capable disait-on de terrasser un géant, serait néanmoins plus saine que le mauvais vin et la bière, puisés dans des tonneaux où flottaient sans doute cancrelats et rats crevés. Puis, avisant une place libre à l’extérieur, juste à côté de l’entrée, elle s’y installa et, sans hésiter, avala son premier verre de la soirée.
Théo en était à son troisième, et commençait à sentir les premiers effets de l’ivresse, quand elle la vit.
Peau cuivrée, cils épais, longs cheveux noirs et bouclés cascadant jusqu’au creux de ses hanches, la nouvelle venue portait pour seul vêtement une robe échancrée aux jupes longues et bouffantes. Des grelots enserraient ses poignets et ses chevilles, elle tenait un tambourin dans ses mains. Elle se plaça en pleine lumière et attendit. Rapidement, les conversations se turent. Un murmure se répandit, passa le seuil de l’établissement, attirant les clients au dehors : Lutzi était de retour. La bretteuse soupira. Elle qui espérait passer une soirée tranquille… c’était impossible, maintenant. Lutzi était une légende, dans le Labyrinthe ; à dire vrai, la réputation de la saltimbanque avait depuis longtemps passé la gangue poisseuse du quartier. Une beauté à couper le souffle. Une danseuse ensorcelante. Un être cruel, qui laissait dans son sillage cadavres et cœurs brisés. Elle savait tout cela et pourtant ne parvenait pas à la quitter du regard. Lutzi s’en aperçut, plongea ses yeux d’or dans ceux de la jeune femme avant de se détourner, un sourire amusé jouant sur ses lèvres pleines. Théodora sentit son ventre se nouer.
« Boire et jouer, tu n’es pas venue pour autre chose… »
Mais en son cœur, en son ventre, elle savait que cela ne pouvait plus être vrai.
— Y a-t-il, parmi vous, un musicien ?
Murmure déçu dans l’assemblée.
— Du moins, quelqu’un capable de frapper dans ses mains et…
Un rugissement enthousiaste étouffa le reste de ses paroles.
— Alors… Écoutez bien !
Et Lutzi se mit à jouer de son tambourin. 
Dessinant quelques pas gracieux, elle donna le rythme, aussitôt repris par les clients. En quelques instants, la gargote miteuse et la placette prirent des allures de fête : les dalles anciennes se muèrent en piste de danse, la lanterne parut brûler d’un feu plus vif, et plus joyeux. Happée par le tourbillon des clochettes et du tempo, par les mouvements sinueux et provocants de la belle saltimbanque, Théo se sentit basculer…