En attendant la carte de Cribella, capitale de Cytheriae... Voici "Invisible", version plus light de "Chair et âme" que vous avez pu parcourir sur ce blog("Chair et âme" sortira bientôt, en format papier, dans le magazine Horizons fantastiques) est parue en mai dernier dans le supplément des Imaginales d'Epinal (partenariat Vosges matin et L'Est républicain).
Bonne lecture!
Je me suis mirée dans tes yeux
Mais n’ai y vu que deux orbites
D’ombres et le rictus affreux
Des nos mensonges, de nos fuites.
Luchina Labia – Quatrains en rouge
La bruine trouble de son rideau gris, uniforme, les joncs dépouillés. Des silhouettes, à peine humaines, se laissent parfois deviner derrière les roseaux, au pied d’un talus boueux ou dans l’ombre des barricades érigées à la hâte par les gardes au début de l’hiver. Des relents de misère et de mort flottent au-dessus de l’eau, imprégnant les narines d’une douceur écœurante, impossible à ignorer.
Pamina resserre la mante de laine grise autour de ses épaules, cale de sa main tremblante une boucle humide derrière son oreille et risque un coup d’œil en direction du passeur. Trente ans, quarante peut-être. Une chair bistre et grenée, des poches sous les yeux, les cheveux pendant en mèches ternes et grasses sous sa capuche de peau raidie par la crasse. Un corps aussi long que la perche de bois noueux qu’il tient de ses mains tavelées et enfonce régulièrement dans l’onde.
Il paraît fragile, ainsi. Prêt à casser.
Pourtant, il la terrifie.
La jeune femme l’a vu briser à mains nues le cou d’un ragondin. La dernière fois, elle l’a surpris – sans pouvoir jurer que ses sens ne la trompaient pas – une grenouille encore vivante dans la gueule.
Il la terrifie, oui. Comme les vieilles catins ravinées, les pêcheurs d’écrevisses au teint blafard, les voleurs, les assassins et les bêtes humaines qui hantent les marais d’Hypotie. Comme Novella, la sorcière aux yeux de rat qu’elle va consulter pour la troisième fois.
C’est ridicule. Pourquoi revenir ? Et pour m’entendre dire quoi ? Que je dois être patiente, qu’il finira par me remarquer, et sinon qu’il faudrait peut-être songer qu’il ne m’aime pas…
À cette pensée, Pamina sent les larmes monter. Tente de chasser ces mots douloureux de son esprit. De se concentrer sur les prunelles chaudes d’Orseo, sur la fossette creusant sa joue gauche chaque fois qu’il sourit, sur son rire et sur les compliments qu’il lui lance parfois, sur leurs échanges quand elle vient le trouver à sa table habituelle.
La barge heurte la rive. Le choc, soudain, la fait sursauter. Elle regarde alentour, peinant un instant à reconnaître les roches noires et, au bout de l’anse de sable terne, des cahutes brimbalantes.
La hutte de Novella se trouve plus loin, dans les hauteurs de l’îlot. On y accède par un sentier bordé de roseaux, semé de silex couleur d’ossements. Elle se rappelle un jeu stupide, qu’elle pratiquait enfant. Sauter de pavé en pavé, à cloche-pied, du seuil de la maison au pont de bois au-dessus du canal, répéter comme une prière : « si je ne tombe pas, je réussirai, je pourrai enfin, il me regardera. » Réprime l’envie de compter les pierres blanches – « Une, il m’aime ; deux, un peu… » –, croise les bras sur sa poitrine, et accélère le pas.
Devant elle, son guide avance à longues enjambées, balançant ses bras noueux au rythme de sa marche, indifférent à la glaise spongieuse et glissante. Quand ils atteignent, enfin, le cabanon de bauge, les fines gouttelettes de pluie se sont taries, ne laissant de leur présence qu’un écho d’hiver, rapidement étouffé par le parfum lourd de la tourbe et des herbes mortes.
— Viens, fillette ! J’t’attendais, croasse Novella, sans quitter l’abri de sa masure.
Obéissante, Pamina écarte la peau qui obstrue l’entrée, se faufile dans une pièce vaguement éclairée par une flambée. La sorcière, hideuse vieillarde aux cheveux laineux et rares, à la peau rongée de croûtes, aux yeux de rat, l’accueille d’un sourire édenté.
— Je vous ai apporté ce que vous m’avez demandé, murmure la jeune femme, lui tendant un écrin de bois noir, incrusté de nacre.
Novella s’en saisit, l’ouvre, le referme avec un gloussement satisfait. Tire immédiatement de ses hardes crasseuses un jeu de Tarots de la Lune, gondolé et poisseux d’humidité.
— Assied-toi, fillette. Près d’moi. Sinon, j’risque de m’casser le dos en t’regardant. Là. Comme ça, c’est mieux.
— Je voudrai…
— La même chose qu’la dernière fois, hein ? Alors concentre-toi. Et maint’nant, d’la main gauche, choisis-en une… Retourne-la.
Maugréant dans sa barbe, paupières plissées, l’aïeule examine la carte posée devant elle. Pamina, les mains jointes, la regarde, tremblante de peur et d’espoir.
— L’Amoureux, c’est jamais très bon, grommelle Novella, tapotant du bout du doigt la blonde et la brune enlaçant toutes deux un jeune homme. T’as une rivale, fillette. Pis t’es trop effacée, un peu comme si t’étais...
— Invisible ?
—Tu sais, y a peu d’chances pour qu’il te r’marque si tu prends pas les choses en main, fillette. J’t’ai proposé quèque chose. Avec c’que tu m’as apporté aujourd’hui, ça t’coûtera rien d’plus.
Pamina réfléchit. Un philtre d’amour. Orseo avalerait le breuvage distraitement, comme à l’accoutumée. Elle, non loin, attendrait qu’il ait terminé pour s’approcher de la table. Il lèverait les yeux et…
« S’il me voit enfin, ce sera grâce à la magie. Je saurai, moi, qu’il ne m’aime pas vraiment. Mais elle… »
Pamina lance un regard mauvais à la blonde au sourire figé, sur l’arcane.
Nola. La source de ses problèmes. Si elle disparaît…
— J’ai quelque chose à vous demander. Mais d’abord, promettez que vous ne parlerez jamais de moi. À personne.
— Juré, craché, grogne la sorcière, joignant le geste à la parole. En v’nant ici, fillette, c’est comme si t’entrais dans une tombe. Alors ?
Pamina hésite un instant, puis lève fièrement la tête, plonge les yeux dans ceux de la sorcière, noirs et ronds comme des billes.
— Vous vous y connaissez, en malédictions ?
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