lundi 29 août 2011

LUTZI Partie II/II


 La psyché de la danseuse : vibrantes nuées d’or et de cuivre… Partant de son propre corps spirituel, un fil sélénite strié de rouge s’élance, tente de toucher le cœur de ce brillant maelström… Issus de la nasse compacte des spectateurs, des filaments écarlates essaient eux aussi, pareils à de minces serpents, de l’atteindre…  Soudain, l’un d’eux s’épaissit, tourbillonne, noircit, fond, à toute allure, sur elle…

 La jeune femme retint à grand-peine une nausée. Ce don de prescience… Elle n’en voulait pas. N’en avait jamais voulu. Pourtant, il l’accablait, la tourmentait de plus en plus fréquemment.
« Mais ce soir, c’est peut-être une chance. »
Elle inspira profondément afin de recouvrer son calme et mieux se concentrer.
Sure la scène improvisée Lutzi était en transe. Elle tournoyait sur elle-même ; les grelots attachés à ses poignets et ses chevilles bruissaient, voilant ses déhanchements sensuels d’un halo de mystère. Les spectateurs, hypnotisés, extatiques, frappaient dans leurs mains, de plus en plus vite. Une joie sauvage se lisait sur les visages ; certains roulaient des yeux, d’autres donnaient de la voix, comme les chiens d’une meute. Souvent, elle voyait en eux le désir. Parfois, la tristesse, teintée de regrets et de désespoir, d’un amour impossible. Mais nulle part elle ne percevait les âpres stigmates de la haine, de l’envie de tuer.    
« Où te caches-tu ? »
Elle termina d’un trait son venin, et scruta les ombres : les trois venelles naissant de ce carrefour ; les ombres inquiétantes du portique de l’ancien temple ; les fenêtres étroites, rarement éclairées sur les façades des immeubles bas et resserrés.  Levant la tête, elle chercha sur les toits une silhouette embusquée.
Rien, en dehors de l’ombre des gargouilles se découpant dans le clair de lune.
De nouveau, elle scruta l’assemblée. Cette fois, le repéra – et plissa les yeux, perplexe. Elle le connaissait : ancien élève de l’Académie, il se nommait Flavio, était réputé pour ses talents de courtisan – certainement pas d’assassin. Ses traits ne manifestaient aucune émotion : nulle joie, nulle colère ne troublait ce faciès, banal à l’exception de ses yeux légèrement globuleux. Sa neutralité, trop lisse pour un esprit exercé, le désignait comme suspect.  Pourtant, Théodora ne pouvait s’empêcher de douter.
« Pourquoi Flavio voudrait-il la mort de cette femme ? Des amours malheureuses ? Peu probable. Lutzi l’aurait remarqué, lui aurait fait un signe. Et lui, ne m’a pas l’air d’être du genre à se laisser emporter. Ce n’est pas de la haine que j’ai vue tout-à-l’heure mais la simple volonté de tuer. Quant à l’écarlate de son désir naissant, il a vite été recouvert par le noir d’une mort prochaine. S’il n’agit pas par passion… est-ce par politique ?  Lutzi serait-elle à ce point dangereuse qu’il faille l’éliminer ? Possible…  Mais comment s’y prendra-t-il ? Ce n’est pas un bretteur : nos magisters vantent ses qualités de diplomate et son sang-froid, non ses passes d’armes ! »
Tout en réfléchissant, la jeune femme se rapprocha discrètement de Flavio. Celui-ci, concentré sur la saltimbanque, ne la vit pas arriver. Elle se posta tout à côté de lui, bras croisés sur sa poitrine, prête à intervenir.
Le tempo ralentit peu à peu ; les tintinnabulements des clochettes et du tambourin s’espacèrent ; Lutzi écarta largement les bras, sourit, esquissant une révérence… Et repartit de plus belle, prenant ses admirateurs par surprise.
Elle virevoltait, ses bras levés dessinant au-dessus d’elle des arabesques gracieuses. Puis le tempo changea. D’abord aérienne, sa danse se fit plus fluide, plus sinueuse. Sirène, elle fit rouler son corps, jouant avec une écume invisible, dévoilant ses courbes pour mieux les dissimuler dans les flots. Puis la cadence s’accéléra. Les tintements des instruments se métamorphosèrent en sifflements hargneux. Son corps commença à se tordre, passant au ras du sol en mouvements de plus en plus saccadés. Flavio, demeurait immobile, tout entier concentré sur elle. Et Théo comprit.
« Il va la forcer à danser jusqu’à ce qu’elle meure d’épuisement. Pas étonnant qu’il soit considéré comme un politicien d’exception, s’il peut contrôler les corps et les esprits. »
La foule tentait de suivre le rythme – mais la bacchanale, à présent frénétique, n’avait plus rien de sensuel. Les applaudissements s’éteignirent ; peur et perplexité se lisaient sur les visages : on commença à murmurer.
Les vibrations de ses pas sur le sol étaient ceux de son cœur emballé. Des sons inarticulés passaient les lèvres de la saltimbanque ; ils ressemblaient aux râles d’un  mourant.

« Je ne devrais pas intervenir. Il obéit certainement à des ordres. Peut-être est-ce la seule solution pour protéger… Quoi ? Un secret princier ? Des nobles qu’elle fait chanter ? Après tout, je m’en fiche. Je ne la connais même pas…    »
À cet instant, Lutzi se figea, luttant contre une force invisible, une expression de pure terreur  déformant ses traits.
Cela suffit à la décider. Incapable de demeurer sans rien faire, la bretteuse tira un poignard de sa ceinture. Frappa, du pommeau, la tempe du marionnettiste. Sonné, il  s’affaissa dans ses bras : elle le tira aussitôt dans les ombres. Libérée de l’emprise du mage, Lutzi, épuisée, en larmes, se laissa tomber, à genoux, sur le sol.
Flavio gémit, réussit à tourner la tête.
— Vous ? s’étrangla-t-il. Mais pourquoi…
Théo plaqua la lame sur sa gorge.
— Si vous tentez quoi que ce soit avec vos pouvoirs tordus, je vous égorge.
— Elle doit mourir.
Les murmures enflèrent ; les insultes se mirent à fuser. « Sorcière ! » « Démone ! » « Il faut s’en débarrasser ! » Mus par une haine, une fureur incontrôlée, les spectateurs se ruèrent sur elle. 
Salaud!
— Mes ordres viennent d’en haut.
— Pourquoi la faire souffrir ainsi ? Je doute que ce soit ce qu’on vous a ordonné.
— Vous ne pouvez pas com…
Théo ne le laissa pas terminer et, d’un second coup, l’assomma. Sans plus se préoccuper de lui, elle se précipita au secours de Lutzi. Jouant des coudes et des poings, n’hésitant pas à piquer les chairs de la pointe de sa dague, elle se fraya en hurlant un chemin jusqu’à la malheureuse. Les vêtements déchiquetés, sa longue chevelure emmêlée, poissée de rouge, la danseuse gisait, recroquevillée sur elle-même. On l’avait griffée ; on l’avait frappée, à coups de poings, à coups de couteau. Son beau visage, qu’elle avait jusqu’au bout tenté de protéger, était maculé de sang. Brutalement arrachée à l’ivresse du massacre, la foule contemplait, hébétée, leur victime et la jeune femme qui la protégeait.
Un homme secoua la tête, horrifié.
— Que… que s’est-il passé ?
Un autre, pris de sanglots, s’effondra sur le sol.   
— Cette rage… Cette folie…, bredouilla un troisième, tremblant de honte et d’effroi.
— Il y avait une voix, dans ma tête, murmura une serveuse, blême comme un linceul. Une voix qui m’ordonnait de hurler. Une voix qui m’ordonnait de tuer.
La jeune femme se pencha sur le corps de la saltimbanque. Mit la main sur son cœur. Palpa sa gorge, chercha un souffle, en vain.
Lutzi était morte. Flavio avait gagné.
Elle écarta doucement quelques mèches du visage de la défunte, puis se releva. La colère et le dégoût avaient laissé place à la lassitude. Elle aurait pu venger sa mort, désigner le courtisan et le livrer en pâture à l’assemblée. Mais à quoi bon ?  Le maître-espion du prince, la destinée peut-être, en avaient décidé ainsi.
« Et puis, si j’agissais ainsi, je ne vaudrais pas mieux que lui. »
— Vous devriez aller chercher une prêtresse de la Triple Déesse, dit-elle doucement. Elle mérite des funérailles décentes. Et vous, vous avez été manipulés par un démon.
Alors, après un dernier regard au marionnettiste inconscient, Théodora quitta la scène. Elle n’avait plus rien à faire en ces lieux. 

Texte : Charlotte Bousquet
Illustration : Elvire de Cock.
Première publication : Revue SITES n°15, spécial fantasy.

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