Parue au printemps dernier dans la revue SITES, "Lutzi", dont voici en ligne la première partie. La suite, la semaine prochaine.
Lutzi
De la mort le temps ne sait rien
les mots ne se comptent pas
les mots ne se comptent pas
Rajko Djurić
Pour Alban
Venu du sud de l’Archipel, à peine adouci par les embruns, un vent sec et brûlant soufflait sur la principauté. Les esprits s’alanguissaient, une sueur épaisse recouvrait les corps alourdis par la chaleur et, dans le Labyrinthe où vivaient les plus pauvres, où se terraient criminels et assassins, la maladie gagnait lentement du terrain. Durant le jour, on rampait, on se recroquevillait à l’abri des murs et des passages couverts dans l’espoir de trouver un peu de fraîcheur ; le soir venu on s’extirpait des recoins et des ombres et on s’ébrouait, profitant d’une tiédeur bienvenue pour fêter, avec un peu d’avance, le début des moissons.
Théodora appréciait ce rythme estival. Il lui évitait de justifier ses échappées nocturnes, excusait ses cernes et lui permettait, enfin, de manquer sans aucun scrupule à ses devoirs. Il faisait bien trop chaud pour enseigner. Même les fleurets semblaient aussi lourds que des marteaux de guerre. Depuis quatre ans, elle assistait l’un des meilleurs maîtres d’armes et entraînait les recrues à ses côtés. Elle appréciait à sa juste valeur l’honneur qui lui avait été fait et d’habitude, prenait plaisir à cela. Mais en ce moment, la jeune bretteuse ne désirait qu’une chose : boire suffisamment pour s’abrutir, si possible en mauvaise compagnie – et peu importe où elle finissait, fut-ce à la morgue.
« Tout, pourvu que j’échappe à ça. »
Ça : les cauchemars qui la tourmentaient ; les attentes de ses magisters ; ce maudit don de prescience : il se manifestait n’importe où, n’importe quand, l’aspirait de l’autre côté du miroir dans un univers trouble, qui la laissait toujours nauséeuse.
Lorsque Théo quitta l’Académie la lune, face laiteuse auréolée d’argent de la Triple Déesse, brillait dans la nuit étoilée. Dans les jardins, les feuilles des arbres bruissaient. Une chouette, silhouette fantomatique, la frôla lorsqu’elle abandonna les hauteurs rassurantes du quartier de Palatine pour les rues poussiéreuses du Labyrinthe. Dédaignant les tavernes saturées de rires et de musique, des principales artères, elle préféra se laisser porter par l’instant et s’enfonça rapidement dans un entrelacs tortueux de ruelles et d’escaliers abrupts. Malgré les rondes de la garde et les lanternes placées aux carrefours, phares dans cette mer citadine et fatale, les bagarres, toujours mortelles, étaient légion ; on se faisait égorger pour une fille ou une dette ; on s’entretuait pour un oui pour un non.
Et le Cloaque, ventre putrescent de ces faubourgs misérables et mal famés, vomissait ses déchets – trop souvent humains – avec la régularité d’un battement de cœur.
Théodora prit cette direction, esquivant avec virtuosité couloirs souterrains et coupe-gorge, sourde au crissement des lames dans les recoins obscurs, aux gémissements de douleur comme aux râles d’agonie. La mort des autres ne la regardait pas. Pas ce soir. Ce soir, elle désirait jouer et se saouler, rien de plus. Elle marcha une heure peut-être avant de trouver ce qu’elle cherchait : une gargote sans nom, ouverte sur une place ronde dont les rares pavés, noirs et blancs, ainsi que le vestige d’une arche, laissaient deviner l’ancienne présence d’un temple. Des tables de fortune et des sièges faits de caisses de bois y avaient été installées ; un lumignon baignait les lieux d’une lueur jaune et douce.
« D’abord, l’alcool. Les dés, on verra plus tard. »
Elle entra dans la taverne bondée, puant la crasse et la piquette, commanda un pichet de venin. Cette eau-de-vie locale, capable disait-on de terrasser un géant, serait néanmoins plus saine que le mauvais vin et la bière, puisés dans des tonneaux où flottaient sans doute cancrelats et rats crevés. Puis, avisant une place libre à l’extérieur, juste à côté de l’entrée, elle s’y installa et, sans hésiter, avala son premier verre de la soirée.
Théo en était à son troisième, et commençait à sentir les premiers effets de l’ivresse, quand elle la vit.
Peau cuivrée, cils épais, longs cheveux noirs et bouclés cascadant jusqu’au creux de ses hanches, la nouvelle venue portait pour seul vêtement une robe échancrée aux jupes longues et bouffantes. Des grelots enserraient ses poignets et ses chevilles, elle tenait un tambourin dans ses mains. Elle se plaça en pleine lumière et attendit. Rapidement, les conversations se turent. Un murmure se répandit, passa le seuil de l’établissement, attirant les clients au dehors : Lutzi était de retour. La bretteuse soupira. Elle qui espérait passer une soirée tranquille… c’était impossible, maintenant. Lutzi était une légende, dans le Labyrinthe ; à dire vrai, la réputation de la saltimbanque avait depuis longtemps passé la gangue poisseuse du quartier. Une beauté à couper le souffle. Une danseuse ensorcelante. Un être cruel, qui laissait dans son sillage cadavres et cœurs brisés. Elle savait tout cela et pourtant ne parvenait pas à la quitter du regard. Lutzi s’en aperçut, plongea ses yeux d’or dans ceux de la jeune femme avant de se détourner, un sourire amusé jouant sur ses lèvres pleines. Théodora sentit son ventre se nouer.
« Boire et jouer, tu n’es pas venue pour autre chose… »
Mais en son cœur, en son ventre, elle savait que cela ne pouvait plus être vrai.
— Y a-t-il, parmi vous, un musicien ?
Murmure déçu dans l’assemblée.
— Du moins, quelqu’un capable de frapper dans ses mains et…
Un rugissement enthousiaste étouffa le reste de ses paroles.
— Alors… Écoutez bien !
Et Lutzi se mit à jouer de son tambourin.
Dessinant quelques pas gracieux, elle donna le rythme, aussitôt repris par les clients. En quelques instants, la gargote miteuse et la placette prirent des allures de fête : les dalles anciennes se muèrent en piste de danse, la lanterne parut brûler d’un feu plus vif, et plus joyeux. Happée par le tourbillon des clochettes et du tempo, par les mouvements sinueux et provocants de la belle saltimbanque, Théo se sentit basculer…
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